Yves Mintoogue : « L’affaire Marafa, comme la quasi-totalité des procès de l’opération épervier, est une mascarade et une scandaleuse parodie de justice »
Yves Mintoogue
Crédit photo : http://univ-paris1.academia.edu
Yves Mintoogue est étudiant Camerounais en Science Politique à l’université Paris I Panthéon Sorbonne. Il y prépare une thèse de doctorat sur « "l’indigène" comme acteur politique » et vient d’effectuer quatre mois au Cameroun. Quatre mois au cours desquels il a mené une enquête de terrain sur les « classes moyennes en Afrique » pour le compte du LAM (Les Afriques dans le Monde) de l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux dont il est membre depuis décembre 2011. Il a par ailleurs beaucoup de contributions scientifiques, dans les journaux, sur les sites internet comme cet article « la fabrication de l’unité nationale au Cameroun : dynamique consensuelle ou projet hégémonique » paru dans la revue Hiototi, n°2, 2005 et repris par le site www.Africultures.com .
Il s’est livré à nous pour éclairer les lanternes et partager son point de vue sur la situation socio politique du Cameroun.
Yves Mintoogue, Bonjour. Vous êtes étudiant Camerounais en France depuis quelques années. Vous venez de terminer un long séjour au Cameroun. Comment avez-vous trouvé ce pays ? Est-il différent de ce que vous avez laissé ?
Bonjour. Je viens effectivement de passer près de quatre mois au Cameroun. Mon séjour s’inscrivait notamment dans le cadre d’une enquête de terrain sur les « classes moyennes en Afrique » que je devais réaliser pour un groupe de recherche du LAM (Les Afriques dans le Monde), centre de recherche français spécialisé sur les études africaines et rattaché à l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux.
Je crois pouvoir dire que le pays n’a guère changé. Que ce soit sur les plans infrastructurel, économique, social ou politique, c’est la même morosité. Tout piétine ; tout trahit le manque d’imagination et d’ingéniosité de ceux qui gouvernent ce pays. C'est triste et révoltant de voir un pays − dont les populations sont aussi dynamiques et entreprenantes − s’enliser dans la médiocrité. Seule prospère une culture de la corruption et de la prédation qui chaque jour un peu plus gangrène tout. Ceux qui essaient d’une manière ou d’une autre de résister et de combattre ces forces autodestructrices se retrouvent dans un environnement où les ressources nécessaires pour une telle lutte (qu’elles soient politiques ou économiques) se font de plus en plus rares. Le pessimisme, le défaitisme et le cynisme gagnent du terrain. Il m’a semblé qu’au Cameroun nous n’abordons pas encore la pente ascendante, hélas.
Ceci dit, ceux qui cèdent au défaitisme ont tort. Nous devons être endurants. Rien n’est irrémédiablement perdu et le potentiel de ce pays reste entier.
Depuis quelques temps, l’affaire Marafa du nom de l’ex MINATD Marafa Hamidou Yaya fait les choux gras de la presse Camerounaise. Après avoir été démis du gouvernement en décembre dernier, Marafa Hamidou Yaya a été incarcéré à la prison de Kondengui avec l’ex Premier ministre Inoni Ephraim. S’en est suivi une longue activité épistolaire marquée par près de cinq lettres ouvertes adressées au chef de l’Etat et au peuple Camerounais. Quelle est votre appréciation de cette affaire Marafa Hamidou yaya ?
L’affaire Marafa est à replacer dans le contexte plus global de ce qu’on appelle « l’opération épervier ». C'est-à-dire en réalité un cheval de Troie judiciaire qui tente de cacher des règlements de compte de divers ordres sous le couvert pudique d’une campagne d’assainissement des mœurs et de lutte contre la corruption. Au sein de la mafia politico-administrative qui nous gouverne, les coups bas, les collusions criminelles et la délation – le tout sur fond de fidélité réelle ou feinte à Paul Biya, véritable « homme-dieu » – sont des pratiques courantes.
L’affaire Marafa, comme la quasi-totalité des procès de l’opération épervier est donc une mascarade et une scandaleuse parodie de justice. Que les têtes des victimes de l’épervier plaisent ou non, nous devons nous en tenir au principe que nul n'a le droit de se moquer ainsi de tout un peuple et d’embarquer l’institution judiciaire dans la remorque de sa turpitude en déguisant des règlements de compte mafieux en campagne de moralisation de la vie politique et de lutte contre la corruption. Il serait naïf de se mettre à applaudir des dénis de justice et de droit simplement parce que ceux qui en sont victimes ne nous plaisent pas ou parce qu’ils comptaient hier parmi les caciques d’un régime qui écrase les populations. Ceux qui agissent ainsi ne sont pas vraiment différents de ceux qu’ils critiquent. Qu’ils en soient conscients ou non, ils apportent une caution à cette sorte de « justice » aux ordres et de droit taillé sur mesure que le régime veut instituer. Ce n'est pas parce qu’on n'aime pas ceux qui sont arrêtés ou qu'ils ont eux-mêmes fait partie de la mafia gouvernante qu’on va se mettre à applaudir le « chef bandit » lorsqu’il pousse la mascarade et l'imposture jusqu'au point de se poser en pompier. Il n'y a pas de « bonne injustice » et on ne peut pas admettre un déni de droit sous prétexte que la victime serait de toutes les façons coupable de quelque chose, même si elle ne l’est pas de ce dont on l’accuse ouvertement.
Ceci dit, ce qui rend Marafa plus intéressant, à mes yeux, que tous ceux qui ont jusqu'ici été arrêtés dans les mêmes conditions que lui, c'est le fait qu'il lui reste suffisamment de courage et un sursaut de dignité pour refuser de mourir en victime résignée qui continuerait, du fond même du trou où on veut l'enterrer vivant, à ramper et à implorer la pitié de « l’homme-dieu ». Jusqu'ici, il reste le seul membre du « gouvernement de Kondengui » qui ait eu assez de dignité humaine pour se retourner contre le monstre hideux qu'il a servi et lui dire qu'il n'a aucune leçon de vertu à recevoir de lui.
Par ailleurs, je pense que ceux qui se présentent comme les forces alternatives au Cameroun devraient travailler à faire basculer définitivement des hommes comme Marafa dans le camp de l’opposition au régime en place, tout en prenant évidemment soin de ne jamais en faire des figures de premier plan. De telles défections enregistrées au sein du régime peuvent être d’un secours déterminant pour accélérer sa chute.
Plus généralement, que pensez-vous de l’opération épervier ? Jusqu’ici, tout un gouvernement est en prison avec un chef de gouvernement, est-ce à dire que les hauts dirigeants camerounais sont des Voleurs ?
J’ai parlé tout à l’heure de mafia. C'est tout dire... C’est un système où on est véritablement admis et où on ne peut faire carrière que si on s’est suffisamment compromis ou du moins si on a montré de bonnes dispositions à le faire. Ce que les membres ont en commun et qui fonde leur pacte de solidarité c’est justement le fait qu’ils sont tous trempés jusqu’au cou. Ainsi, le salut de tous est lié à la survie du régime qui protège les crimes de ses membres. Tout se tient dans cette configuration : le régime les tient mais cela ne les empêche pas de défendre le régime du mieux qu’ils peuvent, parce que leur survie en dépend. Le seul risque qui demeure alors pour eux est la disgrâce ; puisqu’ici tout vient du chef. Nul n’a rien du fait de son mérite propre ; se prévaloir de quelque mérite est d’ailleurs une offense au chef. Nul « n’existe » qui n’ait été « créé » par le chef. Il faut donc rivaliser d’allégeance, de courtisanerie et de bêtise pour rester dans ses bonnes grâces. Ceux qui sont en prison aujourd’hui sont simplement ceux qui, à un moment ou à un autre, ont posé des actes qui ont été perçus (à tort ou à raison) comme violant ce code de conduite interne. C’est tout.
Au mois de juillet dernier, Mgr Victor Tonye Bakot, Archevêque métropolitain de Yaoundé et grand chancelier de l’Université Catholique d’Afrique Centrale, a envoyé une correspondance au doyen de la Faculté des Sciences sociales et de Gestion de cette université fustigeant la présence pléthorique des étudiants et des enseignants « Bamiléké ». Qu’est-ce que cela vous inspire ? Cette lettre est-elle la bienvenue à l’heure où les Camerounais veulent converger tous vers l’unité nationale ?
Je dois dire que c’est plutôt l’étonnement que cette lettre a semblé susciter chez les Camerounais qui m’a surpris, et aussi l’émoi qui s’en est suivi. Non point que cette lettre n’ait rien de scandaleux mais c’est qu’il faudrait que les Camerounais soit cohérents et conséquents. La lettre de Tonye Bakot n’a plus rien de surprenant lorsqu’on connaît l’environnement dans lequel elle a été émise. Nous sommes dans un pays où depuis l’indépendance ceux qui gouvernent sont plus soucieux des considérations ethno-régionales que de la citoyenneté. Les ethnies sont posées comme l’horizon indépassable de notre communauté politique. C'est à elles (c’est-à-dire en fait à ceux qui prétendent parler en leurs noms respectifs, sans qu’on sache d’ailleurs jamais précisément de qui ils ont reçu mandat) que l’État estime devoir allouer des ressources et redistribuer les richesses du pays. Du coup les citoyens sont assignés à leurs identités ethniques. Ils n’existent et n’ont de place qu’en fonction d’elles. L’intelligence, la compétence managériale ou l’expertise technique ne valent que dans la mesure où elles obéissent à ces équations tribales. Dans cette configuration, ce n’est pas à l’égard des citoyens que l’État estime devoir parler d’égalité des chances ou de répartition juste et équitable des ressources mais à l’égard des ethnies qui sont ainsi absolutisées et transformées en forces politiques légitimes. Ce que les citoyens ne peuvent obtenir du fait de leur mérite ou de leur compétence peut devenir accessible dès lors qu’ils recourent au levier ethnique.
L’institutionnalisation de l’équation tribale et son érection en mode prééminent de gouvernement s’inscrit en droite ligne de la fable imbécile héritée de la colonisation et selon laquelle, sans la dévolution de tous les secteurs de la vie publique à une généreuse distribution de rentes et de strapontins ethnico-villageois, nos États multiethniques finiraient par imploser du fait des conflits tribaux qui, semble-t-il, travailleraient en permanence la société. Or, le trafic vicieux qui consiste à introduire les considérations tribales et ethniques dans le champ proprement politique ne fait qu’hypertrophier les identités ethno-régionales. Les ethnies sont transformées en ressources politiques et c’est ainsi qu’on entretient dans l’esprit des Camerounais l’idée pernicieuse que l’ethnie serait une référence légitime dans la hiérarchie des valeurs qui fondent notre vivre ensemble.
Ruben Um Nyobe mettait déjà en garde, il y a près de 60 ans, contre cette instrumentalisation des ethnies qu’il qualifiait de grave « erreur politique ». Mais ceux qui nous gouvernent n’ont malheureusement ni d’autres valeurs, ni d’autres modèles politiques à faire valoir. Ayant hérité de ce qu’ils n’ont jamais revendiqué ni anticipé (l’indépendance), ils se contentent de gérer la routine, sans imagination et en proie à une oisiveté dont ils ne se distraient que dans le faste et la débauche.
Quant à M. Tonye Bakot, je pense qu’il incarne aujourd'hui ce que l’église catholique au Cameroun a de plus réactionnaire, opportuniste et rétrograde. Ses attitudes depuis son arrivée à la tête de l’archidiocèse de Yaoundé m’ont préparé au pire, venant de lui. Au lendemain de chaque élection contestée au Cameroun (même lorsqu’il est arrivé que les observateurs de la Commission Justice et Paix commettent un rapport peu élogieux), il s’est empressé d’adresser ses chaleureuses félicitations au parti au pouvoir et à son chef, sans la moindre nuance. Au lendemain des émeutes de février 2008 et du massacre qui s’en était suivi, il a fait une homélie dans laquelle il n’avait rien trouvé de mieux que d’enjoindre aux Camerounais de « respecter l’autorité » établie, sans juger utile de rappeler à ceux qui incarnent cette autorité qu’ils ont le devoir de préserver la vie des citoyens et de garantir leurs libertés. Mentionnons aussi qu’ayant construit des clochers pour la cathédrale de Yaoundé, il n’a pas trouvé mieux que de les baptiser du nom de Mgr René Graffin qui fut évêque de Yaoundé à l’époque coloniale et qui y brilla particulièrement par son racisme et l’incitation au tribalisme, comme en témoigne le père Meinrad Hebga dans le livre intitulé La dialectique de la foi et de la raison. Hommages à Pierre Meinrad Hebga (Editions Terroirs, 2007). Nul doute que Tonye Bakot s’inscrit donc lui-même dans la lignée de Graffin et de ses confrères de l’époque qui, dans leur connivence avec le pouvoir colonial, conseillaient aux Camerounais de ne pas se révolter contre la domination coloniale qui relevait, d’après eux, de l’accomplissement du dessein de Dieu lui-même.
Vous avez publié un article sur le site Africultures dans lequel vous ressortiez le problème anglophone. Concernant les « bamilékés », au regard de l’Histoire de notre pays, pensez-vous qu’il y’a un problème Bamiléké au Cameroun ?
Comme je l’ai dit plus haut, il y a un problème sérieux et assez grave au Cameroun qui touche à la gestion des identités particulières et de la diversité ethnique du pays. Il y a un problème ethnique général qui procède surtout de ce que nos gouvernants ne se sont jamais penchés sérieusement sur la question de savoir comment bâtir et faire fonctionner l’État-nation dans un contexte de diversité ethnique et culturelle. Une gestion intelligente et judicieuse de la diversité ethnique nécessiterait que les identités particulières soient préservées tout en évitant leur instrumentalisation et leur introduction dans le champ des luttes proprement politiques. Mais au Cameroun, on a cédé à la dérive qui consiste à se servir des ethnies comme ressources politiques ; on a dont logiquement débouché sur une configuration où elles se posent en rivales et en adversaires (voire en ennemies) les unes par rapport aux autres. C'est à ce stade que nous en sommes, hélas.
Et dans cette situation où l’obscurantisme ethnique est non pas combattu mais savamment entretenu et même alimenté par le politique, on ne peut pas nier qu’il y ait non pas un « problème bamiléké » en soi mais du moins une « question bamiléké ». Tout comme certains estiment du reste qu’il y aurait une « question béti », une « question sawa », une « question mbororo », une « question "nordiste" », etc. Ces communautés ethniques ne deviennent des « questions », voire des « problèmes » comme vous le dites, à leurs propres yeux ou aux yeux des autres, que parce que c’est en termes ethniques qu’on est amené à poser des questions aussi cruciales que celles de savoir : qui est le frère ? Qui est l’ennemi ? Où suis-je chez moi ? Qui est garant de mes intérêts ?…
Et c’est en termes ethniques aussi que ceux qui pensent ainsi imaginent leurs rapports au pouvoir - qu’il soit politique, économique ou intellectuel. C'est dans cette logique qu’on entend certains dire qu’ils détiennent le pouvoir (par frère du village interposé) et prétendre être prêts à tout pour le garder ; d’autres soutiennent que telle ethnie prétendument au pouvoir aujourd’hui devra être exclue demain de toutes les instances dirigeantes parce qu’elle serait coupable d’avoir tout confisqué ; d’autres encore nous disent que telle autre ethnie jugée « dangereuse » n’accèdera jamais au pouvoir dans ce pays tandis que certains autres arguent que du fait de leur nombre ou de leur fortune, le pouvoir politique devrait leur revenir de droit. Des prétendues « minorités » germent ici et là et s’estiment « menacées » d’envahissement « chez elles » par des « majorités » qui, elles, revendiquent plus de représentativité politique en vertu de la même balance ethniciste.
Il nous faut sortir de cet indigénisme. Les ethnies n’ont aucune validité ou légitimité en tant que forces politiques. Les discriminations dont les Camerounais sont victimes (qu’ils soient francophones, anglophones, bamiléké, béti ou nordistes) trouveront leur solution lorsque nous réussirons à bâtir un État véritablement démocratique et inclusif, soucieux d’équité et de justice à l’égard de tous les citoyens, soucieux aussi du respect des droits de tous et des identités particulières des uns et des autres.
L’interdiction de la conférence de presse du 13 Aout dernier au Hilton hôtel est-elle une atteinte à la démocratie dans notre pays ?
Des spectacles aussi désolants et scandaleux que celui-là ne surprennent plus grand monde. Ils font partie du quotidien des Camerounais depuis le retour du multipartisme au Cameroun au début des années 1990. Les droits individuels ou collectifs les plus élémentaires des Camerounais sont régulièrement piétinés par les pouvoirs publics camerounais. Nous avons sans doute affaire à l’un des régimes les plus violents et les plus brutaux d’Afrique noire ; avec la bêtise en prime. Il ne s’est jamais désenvouté, depuis l’époque des ordonnances contre la subversion du lendemain de l’indépendance. C'est cela la postcolonie, comme dirait Achille Mbembe.
Merci pour votre disponibilité .
Entretien réalisé par Ulrich K. Tadajeu
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