L\'Afrique peut!

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« La corruption met l'Homme en deçà de l’humanité authentique »

J’ai récemment été invité par un ami à son émission sur une radio de la place de Dschang pour échanger au sujet de la corruption en Afrique. Très heureux de cette amitié, je me suis promis et je lui ai promis de donner le meilleur de moi-même à la lumière de mes lectures et de mes expériences à ce sujet dans mes rencontres et mes ballades quotidiennes tant avec mes amis sur la place de Dschang que ceux de la toile. Je me suis souvenu d’un livre que j’avais mis en stand by il y’a près de quatre mois, un livre très intéressant que j’ai du sortir du fond d’une bibliothèque de la place pour le déguster. Ce livre est la production d’un intellectuel Camerounais que je ne connaissais pas avant de lire cet ouvrage et qui, à la lumière de ses autres ouvrages, est un spécialiste de la corruption. Lucien Ayissi, puisqu’il s’agit de lui, est un philosophe de formation, né en 1957, camerounais d’origine, il est enseignant au département de Philosophie de la FALSH. Il a écrit plusieurs livres sur la gouvernance, la corruption, la pauvreté, mais celui que nous avons eu le privilège de lire au jour d’aujourd’hui c’est : Corruption et Gouvernance,  paru aux éditions L’Harmattan, à Paris en 2008 avec un volume de 210 pages.

 

première de couverture du livre de Lucien Ayissi.

 

A la suite du préfacier de cet ouvrage, le Pr Hubert Mono Ndjana, nous paraphrasons la question centrale : est-il possible de garder espoir dans une société minée et gangrenée par la corruption ?

Tout au long de son essai, le Pr Lucien Ayissi s’attèlera à répondre à cette question en essayant autant que faire se peut de condamner la corruption. Il commencera par étudier la phénoménologie de la corruption c’est-à-dire deux aspects principaux : l’aspect ludique. La corruption est un jeu qui met en exergue des acteurs : le corrupteur et le corrompu. Ces acteurs y ont des enjeux qui sont en dehors de l’éthique sociale. Dans ce jeu, on peut retrouver au niveau Micro politique, des individus, des particuliers. On peut aussi retrouver des interactions entre des individus, des particuliers et des représentants de certaines institutions sociales (Education…). Au Niveau Macro Politique, il s’agit principalement  de l’Etat ou des rapports entre Etats.  Elle s’appuie sur des puissants réseaux et tout individu qui essaierait d’aller à l’encontre subit les affres du système. C’est le règne de la violence, de l’arbitraire, de la répression. En Plus à ce niveau, il y’a une sorte d’hypocrisie des politiques qui disent toujours le contraire de ce qu’ils font. La manipulation économique des consciences à des fins électorales va dans le même sens : « la Manipulation des consciences au moyen de la nourriture, de l’argent, de la boisson par les chasseurs de suffrages à la veille des consultations populaires, est une corruption politique qui consiste à distraire les électeurs de l’essentiel : l’analyse des programmes politiques.» P 52. De l’autre coté, l’auteur pense que le peuple qui subordonne ses suffrages à des plaisirs alimentaires et Bachiques est un peuple corrompu. Un Etat Corrompu fonctionne comme une mafia où il y’a une forte imbrication entre les politiques et les Hommes d’affaires et, parfois, ce sont ces hommes d’affaires qui décident du sort des politiques. Tout ceci amène Lucien Ayissi à conclure avec Aristote que gouvernance corrompue est l’équivalent d’une « Politique déviée » car elle est déviée de son rôle initial qui est de permettre l’épanouissement de tous.

 

Ensuite l’aspect magique. La magie de la corruption qu’il appelle la poétique de la corruption a ceci de particulier qu’elle bouleverse complètement l’échelle des valeurs sociales. Parce qu’il détient un empire financier, le « feymen » ou le détourneur est respecté par le clan, le village pour les dons qu’il y fait. En ce qui concerne la gouvernance, la magie de la corruption transforme les compétents en incompétents et réciproquement. Cela veut dire qu’il ne suffit pas d’être intelligent pour avoir un poste ou une promotion mais il faut être parrainé ou  pouvoir assurer le bon fonctionnement de la mafia et des réseaux. En Education, les ignorants deviennent des savants par le trafic des notes, des épreuves. Sur le plan politique et moral, les hommes politiques s’érigent en marchands d’illusions et creusent un écart considérable entre les promesses qu’ils font et les actes qu’ils posent. D’un autre coté, il y’a cette promotion des vices qui doivent être combattus. Cette magie de la corruption s’étend à tous les niveaux et comme il le dit, en quatrième de couverture de son ouvrage, la corruption transforme « le normal en pathologique, les crétins en surdoués ». La corruption bouleverse donc le système des valeurs d’une société. Mais elle est aussi une esthétique c’est-à-dire un art bien préparé pour réussir. A la différence de certaines conceptions qu’il remet en cause par la suite, le philosophe pense que la corruption est un fléau aussi vieux que le monde : de la grèce antique à nos jours en passant par la bible, le moyen Age, les temps modernes, l’époque contemporaine,  les peuples, quelque soit, leur origine ont connu la corruption.

 

Dans la seconde partie de son essai, Lucien Ayissi analyse les causes de la corruption en remettant en cause deux conceptions : celle de pierre péan pour qui la corruption serait inhérente aux pays sous-développés et celle de Jean François Bayart pour qui la corruption irait dans le sens de la « manducation » qui est la caractéristique des pouvoirs d’Afrique. Cette manducation fait que tout pouvoir soit observé comme un moyen de gagner de l’argent, de manger. On vit, selon Bayart, dans des « Kleptocratie ». Mais pour l’auteur de cet ouvrage, l’analyse des deux auteurs est plus idéologique sans être de véritables théories du phénomène de la corruption. Il dépasse donc ces deux avis pour donner des causes qui seraient à l’origine de la corruption. Il analyse les causes de la corruption sur les plans psychologique, socio politique et économique et morale.

Selon lui, l’explication psychologique de la corruption est que de plus en plus la raison est en train de foutre le camp et de laisser la place à certaines normes dans lesquelles les Hommes ont l’impression d’être en liberté. Sur les plans socio politique et économique, il pense que la corruption est occasionnée par la sacralisation et l’absolutisation de l’avoir sur l’être qui a de plus en plus cours dans nos sociétés. Le certificat d’humanité n’est plus ce que tu es ontologiquement mais ce que tu as, définis ce que tu es. Aussi le déficit de gouvernance ainsi qu’un cadre juridique et des faiblesses techniques de notre administration pourraient expliquer la corruption. Enfin, il y’a ce qu’il appelle le « prétexte de Moana » qui est cet usage de la corruption pour arrondir les fins du mois parce que les salariés jugent que les salaires qui leurs sont donnés à la fin du mois sont exigus. Il faut donc corrompre comme Moana au XVIe siècle pour augmenter ses revenus. La cause d’ordre moral qui peut expliquer la corruption est ce relativisme moral selon lequel il est possible de réussir à travers la corruption qui finit par habiter les esprits et les transformer en de véritables poubelles. En plus, le fait que l’esprit humain soit de plus en plus tourné vers les richesses de la nature empêche ce dernier de gouverner effectivement la volonté. Mais Lucien Ayissi ne se limite pas à énumérer les causes, il donne les conséquences du phénomène de la corruption à divers stades.

 

Sur le plan psychologique, il précise d’abord que l’espoir est le socle de toute vie humaine. Est-il donc possible d’avoir espoir dans un système mafieux ? Sur ce plan, la corruption produit la superstition et le manque de confiance au sein de la population qui ne croit plus en rien et en personne. Impossible de réaliser ses aspirations, impossible d’espérer, la population regarde ceux qui détiennent le pouvoir en chien de faïence. C’est ainsi qu’on observera un apolitisme de ces citoyens car, pour eux, à la lumière de ce que les gouvernants corrompus actuels produisent, la politique est la pire des choses. Sur le plan politique, la corruption freine tout projet politique viable. Il prend le cas du projet politique du président Camerounais axé sur la « rigueur et la moralisation » qui a connu un échec remarquable à cause de la corruption. Cette mauvaise gouvernance, parce qu’elle appauvrit une partie de la population, est parfois à l’origine des soulèvements et même des coups d’Etat. Concernant les conséquences sur le plan économique, la corruption entraine la paupérisation du peuple par les multinationales qui exploitent les ressources avec l’aval de la classe dirigeante. L’essayiste conclut cette partie en montrant à la lumière de Platon que la corruption est tout simplement néfaste à la gestion tant de l’âme que de la cité. Laquelle gestion doit s’appuyer sur une tension vers le bien commun qui est l’essence de l’âme et de la cité. A tous les niveaux, la corruption est un frein, la corruption est un mal pour une société qui tend vers sa réalisation afin de se développer. C’est la raison pour laquelle, le philosophe propose en dernier analyse des solutions pour pallier à la corruption.

 

Avant de proposer des solutions, l’auteur fait le procès des solutions impropres qui sont des justifications faites au phénomène de la corruption. La première justification impropre est celle qui consiste à dire que là chèvre broute la où elle est attachée. Selon lui, cette justification a au moins trois faiblesses : animaliser l’Homme qui veut se conformer à une éthique animale, lorsque la chaise broute la où elle est attachée, elle peut se faire mordre par le serpent, la tradition africaine propose plutôt un attachement aux valeurs de bien commun de peur d’être frappé de graves châtiments.  La seconde solution impropre, selon Lucien Ayissi, c’est la justice distributive du Christ. En effet il faut qu’il y’ait une certaine valorisation de l’être humain qui ne doit plus se considérer uniquement comme un être mauvais, corrompu qui a besoin du salut de Dieu mais qui doit aussi croire en lui. Il propose deux types de solution : l’une pédagogique et l’autre politique. Dans le premier type, il y formule deux aspects fondamentaux. La pédagogie pratique qui est un travail qui consistera à démonter les vérités admises dans les âmes présentement pour en insérer d’autres afin de les conduire vers plus d’humanité. La  magie de la corruption a instauré des nouveaux critères d’appréciation où le plus beau devient le plus laid et réciproquement. Dans cette pédagogie pratique, il faut mettre en bonne place l’éthique Kantienne selon laquelle il faut distinguer le moyen de la fin en posant des actes en se demandant : cet acte est-il  bon  pour l’Humanité ? Ceci permettra de considérer l’Homme, non pas comme un moyen mais comme une fin afin d’exalter la valeur Humaine. L’un des cadres idéal de la fabrication de ce nouveau type de citoyen c’est l’école.  Elle doit, selon lui, reconfigurer la psychologie des Hommes en déconstruisant la transmutation et le bouleversement des valeurs que la magie de la corruption a opérés à tous les niveaux. Des solutions sont aussi proposées sur le plan politique. En tant que représentant du peuple et des institutions, les gouvernants doivent avoir des comportements éthiques. Il prend appui sur Platon pour dire que les philosophes doivent gouverner la cité. Philosophes non pas en tant que simple enseignant de philosophie mais ceux qui enseignent la philosophie et ont réussi à vivre le bien qu’ils enseignent. Enfin les dirigeants doivent promouvoir une éthique politique et sociale qui opte pour une instrumentalisation du pouvoir à des fins de protection de l’Humain.

Le professeur Lucien Ayissi veut, à travers ce livre, pousser les peuples d’Afrique vers plus d’Humanité car, selon lui, l’inflation de la corruption est la preuve de ce que nous vivons dans des sociétés où il y règne une crise de l’Humain à cause du pouvoir des finances, du pouvoir de l’argent. C’est un livre intéressant et capital pour les hommes et femmes du monde en général parce que la corruption n’est pas exclusive à l’Afrique, en particulier pour les hommes et femmes de l’Afrique et du tiers-monde qui subissent plus que les autres les affres de la corruption. C’est donc un traité sur la corruption que nous offre le professeur Lucien Ayissi.

 

Pour comprendre, il faut savoir ; pour crier, il faut ressentir l’ampleur de la blessure ; Après avoir crié, « il faut forcer le monde à venir au monde ». Ce qu’a si bien fait l’essayiste Camerounais. Je vous invite à lire ce livre pour qu’ensemble nous abattions la Corruption pour susciter l’espoir, socle de la vie la où il n’y en a pas; Pour qu’ensemble nous revenions à « l’Humanité authentique ».

 

 

Ulrich K. Tadajeu

 

 

 

Le titre de ce billet est inspiré d’une phrase de l’ouvrage de Lucien Ayissi.

 

Lucien Ayissi est par ailleurs blogueur (http://ayiluc.over-blog.org/)

 

Vous pouvez avoir le livre de Lucien Ayissi en vente en ligne sur le site de l’Harmattan (http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=14612), à la librairie de l’Harmattan Cameroon en face de l’immeuble de la SNI à Yaoundé et pour le public de Dschang, ce livre est disponible à la bibliothèque de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines au rayon « Philosophie ».



10/12/2012
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