« Dé-penser » la Mondialisation avec Edouard Glissant et Achille Mbembe
Mes lectures m’ont amené à découvrir des alternatives dans la manière dont on écrit et pense le monde. Dans le contexte actuel marqué par la mondialisation, à la suite des contestations politique et économique de l’ordre international caractérisé par la dictature de la pensée unique des puissances néolibérales, certains intellectuels dans le sens noble du terme (guider et orienter la société) pas comme on le conçoit au Cameroun, montent au créneau pour « dépenser » les constructions épistémologiques actuelles. Dans le billet qui suit, je me propose de partager avec vous certains de ces concepts que j’ai découverts et qui ont influencé ma manière de voir et de dire le monde.
« La mondialisation désigne l'expansion et l'harmonisation à l'échelle mondiale des liens d'interdépendance entre les nations, les activités humaines et les systèmes politiques.» Comme le terme interdépendance l’indique bien, c’est l’accroissement des échanges entre les peuples du monde de plus en plus interconnectés tant par la technologie, la politique et les besoins communs. C’est d’ailleurs le sens de « village planétaire » employé par Marshall Mc Luhan ou encore de « société monde » du sociologue Norbert Ellias. Mais au lieu de prôner l’échange à la suite de la « rencontre », du « rendez-vous », la mondialisation produit uniquement la dictature d’un « ordre mondial universel » sans prendre en compte les aspirations de ceux qu’elle considère comme des « sans-parts ». La mondialisation s’avère être un système dans lequel les plus forts et dominants de l’heure dictent leur vision du monde aux plus faibles sans tenir compte de la singularité de ces derniers. Charly Gabriel Mbock identifie, dans la situation mondiale en référence à la situation coloniale, les Mondialisateurs (dominants, colonisateurs d’hier) et mondialisés (dominés, colonisés d’hier).
Le Centre continue de dicter ses points de vue à la « périphérie ». C’est la raison pour laquelle, Edouard Glissant, à la place de mondialisation (anti diversité) qu’il trouve monotone dans la mesure où tout le monde s’habille de la même manière, tout le monde doit s’assimiler à l’universel, il préfère mondialité qui est cette réaction à la mondialisation dans laquelle, on ne s’enferme pas chez soi ni ne dicte nos manières d’être et de faire le monde aux autres, mais on échange avec les autres sans se perdre ni se dénaturer. « C’est, selon le poète martiniquais, une poétique active de l’échange et du change.» Ceci dit, tandis que dans la mondialisation, c’est l’universel dicté par une personne qui domine, dans la Mondialité, c’est la diversité qui prime et chaque culture peut participer à l’échange tant en donnant qu’en recevant « sans se perdre ni se dénaturer ». Cette conception de la Mondialité qui suppose la « diversalité » rejoint le terme « Glocalisation ».
En effet « Glocalisation » est issue de « Glocal ». « Glocal » est formé de deux syllabes « Glo » et « Cal » issues de deux termes : Global qui signifie le monde, le « Tout » et Local qui est le milieu ou le lieu précis dans lequel je vis, mon territoire ou mon espace d’appartenance. « Glocal » voudrait donc dire selon les termes de Edouard Glissant « agis chez toi, pense avec les autres ». Plus encore selon les markétistes, c’est une conception de la mondialisation qui consisterait à prendre en compte les réalités locales de chaque aire avant de faire un produit qui leur est destiné. Par exemple, l’idée de fabrication de chaussures ou de boisson devrait épouser les aspirations des populations consommatrices. La mondialisation n’est pas la phagocytose de certaines diversités par d’autres mais plutôt un effort pour chaque diversité de vivre avec l’autre qui est différent d’elle mais n’est pas forcément son démon. Comment le faire ?
À la différence de la négritude qui s’attarde uniquement sur les origines primaires, les généalogies, ces courants proposent la Créolisation ou la Circulation des Mondes. Selon Edouard Glissant, en plus d’être nègre, les Africains des Antilles ont connu un mélange, ont connu d’autres territoires qui ont modifié leur identité et leur manière d’être au monde. Ainsi pour le martiniquais, il y’a eu un contact, un choc entre leurs origines premières et les territoires qu’ils ont connus au cours de leur histoire. C’est ce processus de mélange et d’entremêlement qui a produit une culture hybride incontrôlable qu’il appelle Créolisation.
Achille Mbembe parle quant à lui de Circulation des Mondes pour décrire le processus par lequel les sociétés africaines sont passées de leurs origines aux temps présents. En effet elles ont connu ce qu’il appelle la Circulation des Mondes qui se décline en deux axes : la dispersion et l’immersion. La dispersion a été le processus par lequel les différentes diasporas Africaines se sont implantées pacifiquement ou violemment dans le monde. L’immersion a été le processus qui a conduit les peuples d’autres contrées du monde à s’installer en Afrique depuis des siècles. Il faut partir de ces réalités pour définir l’Afrique. C’est donc une conception de l’Afrique qui remet en cause la racine primaire pour voir l’Afrique comme le fruit des origines et des mouvements dont elle a été l’objet même malgré et contre elle.
Dans notre contexte marqué par la circulation des flux et des biens, par l’irruption de l’ « Ailleurs » dans l’ « Ici », ils essaient de donner des solutions pour vivre ensemble malgré nos différences et nos singularités. Ils parlent de politique, de poétique ou de pensée c’est-à-dire un processus ou une démarche à suivre pour vivre ensemble malgré nos différences.
Si Edouard Glissant parle de « Poétique de la Relation » ou nous invite à penser la Relation, Achille Mbembe nous invite plutôt à une « Politique du Semblable » pour nous aider à vivre ensemble malgré nos différences. Comment survivre à la rencontre de la différence à l’ère de la globalisation ? Il faut « partager les singularités pour parvenir à la politique du semblable ou de l’en-commun » nous recommande le politologue Camerounais. Partager nos valeurs, nos costumes et coutumes comme on l’a vu tout récemment à Dschang avec l’initiative de Leolagrange qui a rassemblé pendant près de trois semaines des associations de jeunes de France et du Cameroun (cf. le billet que j’ai rédigé à ce sujet intitulé : quelle poétique de la Relation !). Que ce soit « Poétique de la Relation » ou « Politique du Semblable », une idée se dégage clairement : aller à l’encontre du repli identitaire dans son milieu pour laisser la place à la « partageabilité et la communicabilité » avec le monde en large, développer ce que Mbembe appelle « l’Esprit du Large ». Toutes ces poétiques et politiques ont un objectif : produire une Autre manière de pensée le monde dans laquelle on observe des nouvelles formes de vie.
Les nouvelles formes de vie ou la nouvelle manière de penser qui découle de ces prises en compte et de ces processus sont inéluctablement le Tout-monde Glissantien ou l’Afropolis de Mbembe. Le « Tout-monde » est la nouvelle région du monde qui, selon Glissant, sera une nouvelle manière de voir et d’être au monde dans laquelle on reconnaitra l’autre dans sa différence sans vouloir le subjuguer. Achille Mbembe s’appesantit sur l’Afropolis qui est ce nouvel univers africain dans lequel on conçoit l’Afrique comme un terreau d’histoire d’aller et retour, bref le laboratoire par excellence de la circulation des mondes à travers le double processus d’immersion et de dispersion. Il est impossible, selon lui, de concevoir l’Afrique à notre ère sans prendre en compte ce métissage, ce mélange. Voila les nouvelles formes de vie qui doivent naitre de ces processus. Ainsi, que ce soit le Tout monde ou l’Afropolis, l’identité des acteurs doit être des « Identité-Rhizome », des « Identités polyspatialisées » et non pas des « Identités-Racine ». Ce qui signifie que nous ne sommes pas seulement notre origine primaire mais nous sommes aussi le fruit des mouvements et des rencontres que nous avons faits, contre et malgré nous, au cours de notre histoire. Nous ne sommes pas seulement nos racines, statiques, mais nous sommes, en plus de nos racines, le mouvement que celles-ci ont connu. Car, renvoyer certaines identités à leurs racines primaires, à un certain immobilisme, c’est contre la vérité et contre l’ordre des choses. S.M. Jean Marie Tanefo, chef du village Bamendjinda dit d’ailleurs que : « la tradition est l’ensemble des habitudes qu’un peuple a acquises au cours de son Histoire ».
Le souci de es penseurs comme ceux des autres marges (Palestine, inde…) a été de Dé-penser le monde tel qu’il l’est actuellement pour le faire autrement. A partir des « périphéries », de ceux qu’on considère comme des « sans voix », ils ont essayé de décentrer le discours sur le monde et provincialiser l’Europe tout comme les autres continents et civilisations. Ce qu’ont si bien fait Ch. Anta Diop (Nations Nègres et Cultures), Edward Saïd (L’orientalisme, 1978), Valentin Yves Mudimbe (The Invention of Africa, 1986) et que nombreux continuent de nos jours.
C’est donc une autre façon de voir le monde loin des idées reçues, des répétitions des doctes élevés par les médias au piédestal d’experts de l’Afrique qu’il conviendrait à tout africain soucieux du devenir de ce continent de connaitre et d’en juger. Car le savoir, c’est non pas l’aptitude à répéter ce qui a été dit sur nous parfois contre nous mais de partir de cette construction discursive qui a été faite pour ouvrir d’autres voies, d’autres brèches, pour penser autrement le monde après l’avoir Dé-penser.
NB : le titre de ce billet est inspiré d’un paragraphe du livre de Achille Mbembe, Sortir de la Grande nuit.
Ulrich K. Tadajeu
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